Chronique

Le repas en commun

On aura beau dire que notre époque vit sous le règne de la communication, la triste réalité, c’est que la fête familiale de Noël sera, pour bien des gens, le seul repas de l’année qu’ils auront pris en compagnie d’autres personnes.

Je ne parle pas des gens retranchés dans une solitude voulue ou imposée ni des vieux privés de contacts humains, mais de gens en santé, actifs et sociables… qui ont oublié ce qu’est le partage de la nourriture.

Les statistiques à cet égard sont affligeantes. De plus en plus de gens mangent seuls – seuls avec leur téléphone ou devant l’écran de la télé.

Les enfants sont les premières victimes de la disparition graduelle des repas familiaux, naguère le moment-clé du processus d’éducation.

C’est à table, avec ses parents, qu’un enfant apprend l’art de la conversation, la courtoisie, la convivialité, l’attention aux autres, la différence entre la discussion et les vociférations. C’est là qu’il apprend à goûter les aliments, à manger en fonction de son appétit et pas au-delà. D’où le fait, constaté par nombre d’études, que l’embonpoint est moins fréquent chez les enfants qui prennent la plupart de leurs repas en famille.

Comme l’écrivait le nutritionniste Loïc Bienassis, « les normes nutritionnelles sont mieux respectées en groupe qu’en solitaire : on boit avec modération, on essaie de manger de tout, on ne se sert pas trois fois, car on est soumis au regard et au jugement des autres ».

Dans nombre de foyers, chacun mange à son heure. On ouvre le frigo et l’on se sert. Ou l’on mange ensemble devant la télé, mais sans se parler.

Aux ravages des médias sociaux, s’ajoutent ceux des modes alimentaires : pas facile de prendre le repas en commun si chacun a ses phobies, ses lubies et son régime particulier !

Un acte collectif

La disparition du repas pris en commun se produit même dans les milieux où l’on s’attendrait à voir la conversation privilégiée.

Les entreprises les plus novatrices encouragent leurs employés à manger au bureau, en y installant des micro-ondes, voire des mini-fours. On réchauffe son lunch et on le mange sur son pupitre en dix minutes pour gagner du temps. Rares sont les sorties en groupe dans les restaurants des alentours – cette bienfaisante pause du midi où l’on allait respirer l’air frais du dehors tout en socialisant avec les collègues.

Dans les universités, les profs s’enferment dans leurs départements. L’institution du « faculty club » – la table ronde où ils avaient coutume de se retrouver le midi – est partout en désuétude et ne survit, sauf erreur, qu’à McGill… et encore. La plupart des jeunes profs, soumis à de multiples pressions dans un marché où les postes permanents se sont raréfiés, préfèrent déjeuner sur le pouce. Cela veut dire que le chimiste, par exemple, ne parle qu’à d’autres chimistes, qu’il n’a pas de contacts quotidiens avec des chercheurs d’autres disciplines.

Cette évolution a fait disparaître le seul lieu d’échanges interdisciplinaires informels qui existait sur les campus, appauvrissant du même coup la vitalité des universités, au profit d’une surspécialisation qui produira de moins en moins d’intellectuels à vision large et humaniste.

Pourtant, l’humanité n’a jamais trouvé rien de mieux que le partage du repas pour s’ouvrir aux autres ou s’élargir l’esprit, pour nouer des contacts ou favoriser le règlement pacifique de litiges. Les chefs d’État se reçoivent à dîner, tout comme les peuples primitifs scellaient la paix autour d’un banquet.

La France, en cette matière, a beaucoup à nous enseigner. L’heureuse tradition du « bien manger ensemble » s’y poursuit, même à l’heure des surgelés et des paninis dévorés en vitesse dans la rue. Il y a trois ans, un grand reportage du Monde nous apprenait que 80 % des repas français sont pris en groupe ou en famille, et à heures fixes.

À 13 heures, la moitié des Français sont à table. Les bistros sont pleins de collègues de travail qui prennent le temps de déguster, tout en conversant, un menu à prix modique (entrée-plat ou plat-dessert, café). Les McDonald’s sont envahis de midi à 14 heures par des jeunes qui viennent manger à plusieurs à l’heure traditionnelle du déjeuner.

Le repas, dans la tradition catholique comme d’ailleurs chez les juifs et les musulmans, n’est pas un acte individuel. C’est, dans sa plus belle acception, un acte collectif. Joyeux repas de Noël à tous nos lecteurs !

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